Retour
L'originalité, encore

Une photo de la tour Eiffel peut-elle être originale ? Précisons : une photo prise en lumière naturelle, afin d’éviter toute interférence avec la question de l’éclairage nocturne de l’édifice parisien et de l’apport créatif de celui qui a conçu les lumières.

Pour reprendre les termes de la jurisprudence, un photographe peut-il marquer une image de la tour Eiffel de l’empreinte de sa personnalité ? Au bas mot, depuis qu’elle existe, la vieille dame a été shootée des dizaines si ce n’est des centaines de millions de fois. Y-a-t-il place pour une vision singulière – originale – dans cet océan photographique ?

Il serait intéressant de poser la question à l’ensemble de juges de France chargés de se prononcer sur les œuvres de l’esprit : peut-il exister une photo originale de la tour Eiffel et, si oui, quels en seraient les critères ? Si d’aventure un juge venait à dire que tel ou tel cliché lui semblait présenter les caractéristiques d’une œuvre de l’esprit, un esprit sournois aurait beau jeu de lui faire remarquer que la photo qu’il trouve originale a très probablement été faite des dizaines de milliers de fois. Comment distinguer l’originalité dans la masse ?

Mais, a contrario, en cas de réponse négative, devrait-on en déduire que certains sujets, du simple fait de leur notoriété, ne permettraient pas à un auteur de produire une œuvre portant l’empreinte de sa personnalité ?

Tout cela sent le roussi. Pas besoin d’avoir fait propédeutique pour comprendre que l’on peut noircir autant de feuillets qu’il y a de photos de la tour Eiffel, nous n’aurions pas le moindre commencement de réponse à la question : une photo de la tour Eiffel peut-elle être originale ?

Seulement voilà, les juges ne choisissent pas les procès ni les termes dans lesquels on les leur soumet. C’est peut-être en regardant les choses sous cet angle que l’on peut trouver un moyen pour extraire la mauvaise épine de l’originalité du pied de la photographie.

Si les juges sont confrontés à des cas de figure très divers, la problématique s'avère toujours la même : Un photographe qui reproche à un diffuseur d’avoir utilisé ses images sans lui payer de droits d’auteur.

Partons d’un premier constat simple : si le diffuseur a utilisé les images, c’est qu’il y a trouvé son intérêt pour ne pas dire son compte. S’il prétend qu'elles ne sont pas « originales », il les trouve tout de même assez à son goût pour s’en régaler et suffisamment intéressantes pour promouvoir ou valoriser son activité grace à elles.

Second constat : utiliser une image photographique c’est la copier sur un support – internet, par exemple – et, éventuellement la reproduire à un certain nombre d’exemplaires sur papier. Les anglo-saxons, très pragmatiques, ont un mot universel pour désigner le droit qui encadre cela : le copyright, littéralement droit de copie.

Arrivé à ce point, on peut faire revenir par la grande porte une notion que l’on cherche à tout prix à faire passer par dessus bord : la notion d’originalité.

Car, qui dit copie, sous-entend de facto original. Il n’existe pas de copie qui ne provienne d’un original.

Le développement fulgurant du numérique s’est accompagné d’une idée tout aussi fulgurante : en numérique, il n’y a plus de cliché original, comme ce fut le cas pour l’argentique, avec le négatif ou la diapositive. Pour avoir pris la force de l’évidence, cette idée n’en est pas moins complètement fausse.

Certes, la copie d’un fichier « jpeg » qui sort d’un téléphone portable, par exemple, en est l’exact clone. Mais ce n’est pas le cas d’un ficher « raw », brut, qui sort d’un appareil de qualité professionnelle. L’image que l’on voit ensuite et qui fait éventuellement l’objet de reproduction est un fichier développé à partir du brut. Jamais le brut lui-même.

Le fichier « raw » est bien le fichier d’origine, la matérialisation dans une forme originale de la prise de vue du photographe. Ce fichier est unique, quand bien même le photographe en ferait une copie de sauvegarde, puisqu’il est indéfectiblement attaché à ce dernier. Pour le meilleur comme pour le pire, ce fichier porte l’empreinte de la personne du photographe et de sa personnalité.

Cette photo de la tour Eiffel vous semble-t-elle d’une banalité déconcertante ? Il n’empêche que le fichier numérique d’où elle est issue est original et porte l’empreinte de celui qui en est à l’origine, photographe du dimanche ou artiste de haute volée. Que vous le vouliez ou non, ce que vous voyez, sur quelque support que ce soit, est une copie de ce fichier original et non l’original lui-même. Dès lors l’exploitation de ce fichier doit être considérée comme relevant du droit de copie ou droit de reproduction. Et si vous l'exploitez, c'est bien que vous y trouvez votre interêt, quand bien même vous qualifieriez cette photo de « banale » !

Cette propriété de fait du photographe sur le fichier original dont il est l’auteur ne devrait pouvoir être contestée par aucun juge, quelle que soit, par ailleurs, son appréciation esthétique ou sémantique sur l’image. 

Les juges devraient considérer que le simple fait de copier une photo constitue une reconnaissance implicite de son originalité, laquelle peut être relative à l'usage qui en est fait. C'est la seule façon de sortir d'un subjectivisme dont les errements mettent mal à l'aise l'ensemble de la chaîne professionnelle et judiciaire.

Dès lors, ce que les juges devraient juger, c’est le montant du gain auquel le photographe peut prétendre quand il y a usage professionnel ou commercial de ses photos – ce qui, on en convient, n’est pas toujours simple à établir et donne parfois lieu à des revendications fantaisistes – ainsi que, éventuellement, le préjudice moral s’il est établi de façon concrète.

Après tout, simplement, pour conclure, au nom de quelles valeurs économiques – équitables, de surcroit, puisque c’est la modequiconque pourrait copier le bien d’autrui à des fins promotionnelles ou lucratives sans s’acquitter d’une redevance ?


Août 2012